Quoi de plus banal que de faire la file à la caisse d’un supermarché derrière son caddie. Routine plus ou moins hebdomadaire pour assurer le quotidien. Ce jeudi matin il y a peu de monde à la caisse. C’est une heure creuse, la bande de transport de la caisse dont je m’approche est pratiquement vide. Quelques articles sont encore en attente d’être scanné par la caissière.
Rapidement, je pose mes articles sur le tapis roulant, tourné dos à la caissière pour faciliter la préhension des emballages, des bouteilles, des fruits, des légumes. L’atmosphère de ce moment est feutrée, il n’y a que trois caissières en activité peu de clients, peu de mouvements, peu de bruissement. Les articles du client précédent sont pratiquement encodés mais la caissière doit ralentir, encombrement. Le client n’est pas rapide dans son rangement. Il me semble méticuleux, organisé un peu, beaucoup, trop. Ce n’est pas possible, il va y passer sa journée.
Étonnement alors que je m’attendais à passer rapidement je dois déchanter, je suis derrière un client lent, super lent. Ce n’est pas son âge qui pose problème, c’est son rythme de rangement. Il à l’air d’être encore actif. Ce n’est pas un senior, une personne du quatrième âge. Non il est lent c’est sa nature, apparemment son rythme de vie.
La caissière fait une pause, ouvre sa bouteille d’eau en lui disant « Prenez votre temps. «
Mon parachute ne s’est pas ouvert, je pensais me poser, je tombe, c’est un trou blanc. Troublant ? Je suis dans un intervalle de temps où le temps n’existe plus. Je suis suspendu bouche bée. Devant moi un extraterrestre qui semble avoir l’éternité devant lui. Je ne suis pas énervé, pressé de le pousser pour prendre sa place. Je suis suspendu, interloqué. Mon temps à moi aussi s’est arrêté. Contagion, je suis suspendu dans mon allant, figé à ses gestes lents méthodiques.
Comment peut-on être aussi lent ?
Son geste est assuré, ferme mais lent, je n’en crois pas mes yeux. Je me tourne vers le client qui me suit comme pour lui dire -Faut se le farcir celui-là-. Je survole du regard le magasin, les caisses, le temps semble avoir changé de nature, je suis en vitesse lente en première et je m’y fais. J’accepte ce ralentissement impromptu, inattendu. Je découvre un autre temps non pas celui qui consiste à flâner, à glander pour mon plaisir. Je suis collé à sa bulle de temps. Pétrifié dans une autre dimension, un autre monde. J’accepte ce ralentissement, cette nature surprenante du temps qui me saisit et me bouscule.
Le magasin semble s’être adapté à son rythme par respect pour cet art de se mouvoir, de se déplacer, de déplacer les objets, je m’incline calme. C’est une pose qui m’est imposée. Je la saisis surpris et médite sans penser, perdu, en attente devant cet extraterrestre non soumis à la pesanteur, empêché par la pesanteur.
Complice, la caissière lui réitère sa confiance, son acceptation après avoir bu sa gorgée d’eau.
« Prenez votre temps »
Mais c’est le mien qu’il prend de temps. Impossible d’en sortir. Il est devant moi, je dois attendre et en plus il n’a pas encore payé, occupé qu’il est à ranger ses articles. Est-ce moi qui vais trop vite, qui suis stressé ? Sans doute. Curieuse expérience que de vivre cette parenthèse temporelle.
Le petit nombre de clients n’est pas là pour soutenir par son agitation subtile la patience et la fébrilité qui anime cet espace de transit dans un bruissement de pas, du murmure des conversations, du bruit des mains qui poignent et déposent dans un ballet mouvementé les articles emportés des rayons. Peu de vibrations de corps vivants prenant de l’élan pour poursuivre leur quotidien.
L’agitation feutrée souligne ce client lent, immatériel, posé venant d’une autre planète, pour moi plus versé dans l’anéantissement que dans le balancement de la vie. Moment feutré, souffle coupé, temps d’attente, incertitude. Sa carte de paiement rangée dans son portefeuille, il s’éloigne enfin et le mouvement reprend. C’est mon tour.
Impossible de m’énerver de l’envoyer aux gémonies. Il est toujours à distance audible, il me faut patienter encore. Cherchez la phrase à prononcer pour me libérer de cette expérience étonnante d’un trou dans le temps, d’un espace creux lové dans mon quotidien.
Mes articles se suivent régulièrement passent sous les mains habiles et rapides de la caissière, le scanner cliquette, encode. Je les range régulièrement. Mon temps a repris, il est comme un tic-tac sécurisant. Je suis sorti de ce trou dans le temps. Je repars, sécurisé, vers ma vie qui se remet en route après cette parenthèse inattendue. Une petite phrase à la caissière pour marquer mon étonnement.
« C’est moi qui ai gagné, je suis le plus rapide. Il me semblait lent quand même. »
« Mais c’est ainsi, je l’ai parfois en tant que client. Il est lent. »
« Heureusement que tous vos clients ne sont pas aussi rapides que lui. »
Sans doute. La parenthèse d’achat se referme, je suis de nouveau sur terre, ma terre. A mon rythme, je repars non sans avoir oh surprise, perçu une fissure dans le temps.