Ma ligne de temps.

En attendant l’arrivée de ma sœur ainée et sa famille, nous sommes réunis dans un grand ovale, au salon, pour la fête familiale. Comme elle tarde, à son habitude, ma fille me dit à l’oreille «  Lance l’apéritif ! » « J’attends encore un peu ! » Pour faire patienter ceux qui sont arrivés à l’heure, je lance un tour de table et invite chacun à dire ce qui l’a surpris, l’a fait sourire, l’a intéressé au cours des derniers mois.

Une fois de plus à l’occasion de la fête familiale, de mon côté, je cherche à introduire la parole dans le cercle, des moments plus vivants. Je cherche à quitter l’atmosphère du passé qui reste beaucoup trop dans le calme, le feutré, la froideur, presque le mutisme. Il n’y a pas de beaux parleurs, de bavards toujours prêt à la dernière anecdote, la blague.

Le tour de paroles démarre, l’ainé des petits enfants apprend à conduire une voiture, il va atteindre ses dix-huit ans. Un moment surprenant, dit son père. Mon fils annonce sa satisfaction de vacances à l’étranger avec ses enfants, une première à son initiative. Mon beau fils introduit une anecdote sur les élections à venir, sur sa place de chef de bureau.Je veille au rythme, pousse les candidats à l’anecdote.

Le tour semble bien parti, plusieurs ont contribués. Ma plus jeune, marque alors son étonnement, à la découverte de son survêtement de signaleur d’une course, de sa veste fluo qui la réveille enfin d’une trop longue nuit et de la course pour prendre son poste

L’agitation règne. l’on passe à l’apéritif.Mouvement dans tous les sens, agitation. Dégustation de zakouskis.

Ma sœur ainée arrive, accueil, embrassades multiples, mouvement, changements de place. L’apéritif repart avec des mignardises qu’elle distribue. J’essaye de reprendre le tour de paroles. J’explique le projet, les acquis du premier tour.

Ma mémoire flanche, ma tête ne tourne plus rond, je retrouve l’une ou l’autre histoire racontée 10 minutes plus tôt. Je patauge, mon esprit est vide.

Une fois de plus le tour de paroles me plonge dans le mutisme, l’angoisse. Je suis souvent incapable en groupe de résumer ce qui a été dit, qui l’a dit. Le brouillard, encore toujours.

J’ai cinq ans, à l’école gardienne, la sœur supérieure est dans la classe pour traquer celui qui ne veut pas se dénoncer, avouer sa faute, son manquement. Je me sens coupable et je me tais, incapable d’avouer mon crime. Elle parle, s’approche de moi. Je rentre dans ma coquille. Je suis définitivement muet, figé. C’est le blackout.

Je sais que j’ai oublié quelqu’un, ma sœur me le dit, mais je ne sais pas réagir, retrouver le fils des idées. « Qui ai-je oublié ? » Je n’entends que ma plus jeune fille qui à présent est près de moi. C’est elle que j’ai oublié, en surimpression, je t’entend tempêter. Elle se sent bafouée, oubliée, encore une fois, la deuxième. Je ne l’ai pas citée. La première fois, c’était à ma mise à la pension 10 ans plus tôt. J’étais dans la même situation prendre la parole devant un groupe spontanément. Incapable de trouver ce pourquoi, je devais la remercier. Il y avait en moi, un trou noir, un précipice, mon mental liquéfié m’échappait.

Bien sûr, au tour de table, là maintenant, mon cœur ne bas plus la chamade comme à toutes les réunions professionnelles quand mon tour de prendre la parole arrivait. J’en suis guéri, apaisé mais cela n’a pas suffi, le blanc dans mes pensées s’affiche toujours. Tableau blanc, miroir de cette classe d’école gardienne où la tigresse, moustache relevée, cherche sa proie pour la croquer, l’humilier.

Ca y est, je sens ma fille blessée, à bout de souffle, en colère. J’essaye de repartir, de reprendre l’essentiel de ce qu’elle dit. Oui, cela me revient. J’essaye d’exprimer à nouveau ce qu’elle a dit plus tôt. Je repars, le blanc s’est effacé, je repars mais je le sais le mal est fait. Elle va bouder, m’en vouloir.

La scène primale s’est rejouée car elle n’avait pas été effacée entièrement, un blocage n’était pas dissous. Je retrouve le fil des idées et cite sa découverte de la fluorescence sur un ton que j’espère humoristique. Elle a vécu l’humiliation d’avoir été oubliée, apparemment, deux fois de suite par son père.

Mon beau-frère vient alors avec son histoire de chasseur d’images. Déguisé avec un treillis militaire de camouflage, il prend son temps, chipote, arpente le paysage à l’affut. Inquiets les voisins appellent la police qui l’interpelle. Non, il n’est qu’un photographe, il montre ses photos. Il n’a pas photographié la centrale nucléaire, en bas dans la vallée, mais les oiseaux migrateurs. Rires détente.

Nouvelle arrivée, le groupe est au complet, l’apéritif repart. Le tour de paroles s’efface, la fête commence.

Mais il y a une blessée. Est-ce grave, docteur ? Dans l’agitation, je n’en saurais rien, la fête se déploie. J’oublie l’incident, je ne questionne pas ma fille.

La nuit des pensées m’agitent à ce propos. J’aurais dû m’expliquer de suite, la prendre à l’écart, mais il y a vingt personnes en face de moi. L’événement se poursuit. Comment est-ce possible que je l’aie encore froissée, elle est susceptible sans doute mais comment reprendre la main alors que la blessure est béante. Je n’ai pas proposé mes explications, demandé sa compréhension. Je suis coupable. Cette sœur supérieure m’empoisonne encore 60 ans plus tard, dans ces circonstances de tour de paroles en groupe. Tour de paroles où je suis mutique devant les autres car je ne peux avouer, par dignité, mon forfait, ma faiblesse. Je suis humilié.

Petit flash, la sœur supérieure, béguine de son état, portait un prénom qui ressemble à celui de ma plus jeune. Lapsus dans ma tête, cela à une lettre près.

Fusion, trou blanc, trou noir. Est-ce la fin de cette engeance ?

Il me faudra soigner les plâtres soigner sa blessure ré-ouverte. Dans quelque temps sans doute. Mes explications seront-elles cohérentes, admissibles.

J’ai cru avoir rattrapé la bourde. Je n’ai rien dit. La visite du mercredi suivant chez elle vient d’être annulée, il y a bien un problème latent sans doute. Mais y aura-t-il acceptation de sa part. Mystère, pour le moment.