Diner frugal.

Après une escapade culturelle en ville, largement après l’heure habituelle du diner, je m’étais retrouvé  avec deux petit-fils autour de la table. Mon humeur n’était guère joyeuse, mon appétit contrarié car mon épouse avait acheté chez le boulanger du coin deux pains placé par moi dans la liste des aliments à boycotter. Leur gout et leur structure étaient exécrables, en-dessous du minimum de qualité admis par mon palais.  Le Giabata n’avait aucune fermeté, c’était à peine une sorte de brioche, sans goût qui disparaissait à la première bouchée. La baguette était de la même veine, immatérielle, croquante sans doute, évanescente et ma bouche cherchait la matière support de la garniture. Rien qu’à les voir, gonflé comme des baudruches, j’avais déjà perdu la moitié de mon appétit.

Heureusement que le plat de légumes et la charcuterie se trouvaient sur la table sinon j’en serais sorti affamé.

Mon plus jeune petit fils s’était immédiatement découpé à la main un morceau de Giabata et le mâchonnait, par petits morceaux. Il ne voulait même pas y ajouter du beurre et une garniture pour agrémenter ce produit indigne d’un boulanger sérieux et d’une bonne table. Ce dédain pour les légumes, le beurre, la charcuterie s’était ajouté à ma réticence face au pain et une brusque colère m’avait envahi.

La dernière fois qu’il était venu, il avait refusé le diner et nous avait regardé manger comme si nous allions être victime d’un empoisonnement. Et si j’y ajoutais son comportement et celui de sa sœur quand lors de la visite du mercredi le mois dernier chez eux, quand ils avaient, en chœur, refusé de manger le pain de viande préparé spécialement à leur intention, parce qu’une grosse mouche avait été coincée dans la boite, lors du transfert à partir de notre frigo.

L’incident me semblait anodin, surtout que le réchauffement du plat par le micro-onde avait  éliminé les germes et comme l’on disait chez moi. « Une petite bête ne mange pas une grosse ». 

Une fois encore, il  opposait un « Non » à toute mes tentatives de contourner ce refus, de faire bonne chère, de partager le pain et la convivialité du repas. La qualité du pain, ajoutée à son attitude de consommer son pain sec m’avait profondément contrarié et j’étais prêt à lui faire quitter vertement la table car son attitude m’était insupportable.

Refuser de participer au repas était pour moi inconcevable. Alors que l’assurance d’être repus était devant lui, il refusait de participer. Au fond, il mordait la main de celui qui le nourrissait. C’était pour moi, un tabou franchi, une faute primordiale, un acte impossible à accepter. C’était pourtant son droit de refuser, de faire à sa manière.  Je ressentais en lui comme une attitude agressive pour mettre à mal sans doute ce qu’il avait perçu en moi.

J’aurais pu ignorer ce fait, passer au-dessus de l’attitude et me contenter de terminer mon repas car au fond c’est lui qui se privait, qui ne goutait pas à la convivialité, à la pause après l’exercice.

J’en était resté muet et je transpirai certainement la colère. Un peu après, il me demanda de mes nouvelles, cherchant sans doute à comprendre mon attitude, à lui donner un sens. J’étais incapable d’en expliquer les tenants et les aboutissants, envahi par la colère, je bouillonnais.

Un point sensible avait du être touché en moi, venant de l’époque où j’avais son âge sans doute. Il était miroir, celui de l’adolescent que j’avais été et qui devait être puni par son père. Du fond de mon histoire, quelques temps après j’avais compris, me rappelant que la punition ultime à la maison familiale était d’aller dans sa chambre avec un quignon de pain sec, survie du malfaiteur et de l’ingrat.

Lui s’arrogeait le droit de mettre sous mon nez, cette manière de faire qui avait du me mettre en colère sans doute pour une punition attribuée aux deux frères de la fratrie, faute d’avoir déterminé le coupable. Le peu de distance que j’avais pris face à cette manière de faire ne pouvait avoir d’autre sens. Me sachant fragile intuitivement, il agitait sous mon nez le scénario enfoui pour en révéler la nocivité et sans doute aussi la longévité inutile de celui-ci. Je n’étais pas assez zen face à une assiette que le propriétaire repoussait et surtout s’il avait l’âge ou dans le passé, j’avais souffert de la menace et de l’ukase du pain sec et de l’eau.

Quelques mois plus tard, nous étions réunis autour de la table pour fêter l’aîné de mes petits-enfants, le frère de celui dont l’attitude ci-dessus m’avait tant heurtée. Les enfants était du côté droit de la table et je me situais à gauche avec les grands-parents paternels. La conversation n’était pas fort animée, elle s’orientait surtout sur des sujets que les anciens aiment à mettre en évidence. Le repas s’organisait vu le nombre de participants, comme un buffet et chacun était prié de se servir à la table où le couscous fumant venait d’être rapporté de chez le traiteur.

Cette mise en route avait apporté une certaine fluidité, ce qui permettait sans doute d’échanger plus facilement.

A un certain moment, le grand père paternel aborda le séjour de son père en Allemagne à la guerre de 14-18, pour le travail obligatoire. Il n’avait gardé en mémoire que quelques éléments de son séjour là-bas et particulièrement ceux concernant la nourriture. Pendant de longues périodes, son seul plat de nourriture avait été de la choucroute agrémentée sans doute de bien peu de suppléments et il notait aussi que la présence de mouches dans le plat lui semblait dégoutante et insupportable .

Aussi dès son retour à la maison, ce plat avait été banni de la carte familiale et c’est ainsi que depuis lors, ce plat n’avait pas été et ne pouvait être servi. Les mauvais souvenirs de cette période et le dégout des mouches avaient, je pourrais dire, été inscrits dans ses gènes.

Ce souvenir s’était introduit dans ma mémoire et avait ravivé par le mot mouche le souvenir des épisodes qui m’avaient tant choqués avec son petit fils et la nourriture, chez moi, donc à l’étranger. Une ancienne mémoire circulait encore dans le comportement de mon petit fils et j’en avait été le témoin quelques mois plus tôt par ces épisodes répétés à propos de la nourriture.

A cela s’ajoutait la grille moustiquaire, de leur porte de cuisine, et la chasse obsédante et passionnée aux mouches que souvent, je constatais dans leur famille.

Récits de vie parallèle, plongeant dans le passé, us et coutumes qui se vivent sans savoir le fin fond des choses. Mémoires familiales. Quant à dire que la psychogénéalogie n’a pas de sens, voilà bien une histoire qui en donne un.