Le faire-part de décès

Mon deuxième beau-frère vient de décéder, sa famille s’organise pour les funérailles au lieu de sa résidence. Son départ était attendu, car il était très mal, on lui donnait les soins palliatifs à domicile.

Comme c’est l’habitude maintenant l’information ne circule plus par la poste, mais par sms, mail ou les réseaux sociaux et le lien pour obtenir le faire-part traditionnel n’est pas évident. En cherchant bien, j’y était finalement arrivé et l’annexe récupérée me permettait d’obtenir tous les détails.Mon intérêt était double, l’avoir dans mes fichiers généalogiques et en avoir une version  pour la transmettre à ma plus jeune qui n’avait pas été présente aux funérailles, quelques années, plus tôt de mon autre beau-frère. Dans une conversation précédente, vu l’état de sa santé, elle m’avait dit-«  Ne n’oubliez pas cette fois-ci. »

Son absence m’avait choqué. Elle n’avait pas eu le réflexe de chercher, auprès de son frère, auprès de ses parents l’information manquante ; l’heure, le lieu des funérailles. Elle en avait appris la date et pour de sombres raisons n’avait pas vu ou reçu en direct l’information complète.

Elle n’avait aucune raison pour ne pas venir, ni d’empêchement, pour selon la tradition, participer au deuil collectif en présence de tous.

Cette fois, j’étais proactif et veillait à lui faire parvenir l’information nécessaire.

Au cours des jours qui suivirent le décès, des éléments divers me passaient dans la tête, le détail du voyage, les fleurs a envoyer, et tout ce qui peut graviter autour de ce triste événement. Avant le jour des funérailles, avec ma plus jeune sœur nous avions passés deux heures en compagnie de notre sœur  pour la soutenir dans l’épreuve qu’elle avait affronté courageusement.

Des souvenirs ne manquèrent pas d’émerger, de s’associer et au cours de cette période, un matin, dans mon attention flottante, un fait ancien s’associa à l’absence de ma plus jeune, son absence au décès de son papy, le seul qu’elle avait, qu’elle adorait.

Une situation ancienne, inattendue et un fait évident. 

Nous ne l’avions pas prise, vu son jeune âge pour le jour des funérailles de mon beau-père, mais placée chez une cousine qui s’était chargée de la garder. Pour la protéger de toutes les émotions qui ne pouvaient que lui faire du mal. A cette époque, du moins dans mon entourage, c’était un fait qui me semblait logique, ne pas mêler les enfants au deuil familial et à l’épreuve de la cérémonie, et du cimetière, pour qu’ils ne pleurent pas et nous fasse encore plus mal par leur détresse.

Dans ma mémoire, je ne pouvais préciser si les aînés avaient aussi été placés en garderie. 

A présent cette attitude me semblait inadéquate, c’était un acte a éviter, un acte manqué.

Elle ne participait pas, ainsi à l’émotion collective.

Est-ce pour cela qu’ adolescente, elle avait voulu suivre un stage quelque part du coté de Liège, pour chercher, retrouver un lien qui l’habitait toujours, un manque indéfinissable, une souffrance occluse dans son inconscient et se libérer d’un deuil qu’elle n’avait pu faire.

A l’écart du groupe familial, au cimetière, je lui rapportais cette connexion qui m’avait habitée depuis deux jours, son absence au deuil du beau-frère, pour la cérémonie manquée.

Il y a bien longtemps, elle était dans l’attente, elle souhaitait participer à la tristesse familiale, mettre des mots sur son ressenti et vivre avec nous l’événement. 

Une émotion forte l’envahi, explosa dans son visage rempli de larmes et d’un  mouvement comme un bouton de mousseux qui saute. « Je n’ai pas dit au revoir a Papy »

Plus de 40 ans de questionnement la séparait de l’événement. Enfin une réponse et un vécu enkysté se mettaient à jour. Je la pris dans mes bras pour la serrer pour la consoler d’un état qui la parasitait. Un kyste de tristesse à propos de son papy se vidait, enfin.

Oui, c’était cela le secret qui lui pesait et que par son absence, inconsciemment, elle avait signifié sans le savoir, récemment.

« Va me chercher un mouchoir » dit-elle.

La blessure remplie d’amertume, s’était vidée, elle rentra dans la cercle familial pour vivre le départ de son oncle Théophile, l’ami de Dieu qui venait en nous quittant de la guérir d’une erreur d’éducation qui parasitait sa vie.

Bulle(s)

Depuis des mois, le mot bulle est entré dans notre vocabulaire ordinaire, d’une manière intempestive, gênante même car il symbolise notre pouvoir sur la pandémie. Ce mot pourtant semble signifier dans mon quotidien bien des niveaux différents.

Le premier, le plus courant, le plus immédiat aussi est celui qui concerne le lien social, la relation avec autrui. C’est la dimension qu’il convient d’appauvrir en la limitant. Finies les bulles sociales de la famille élargie, de l’amitié, de la société. Dans l’ordre du nombre, c’est la foule et sa promiscuité, c’est le volume fermé qui rassemble pour la culture, la convivialité autour de la table, le supermarché(quoique), le tram, le bus. Tout ce qui est nombreux doit être banni, finie la variété, il faut limiter les interactions sociales et les réduire comme ils nous conseillent, à quelques privilégiés, sa bulle. L’audition, la vision directes sont bridées, limitées. Ainsi notre bulle familiale, sociale est-elle isolée des autres. Le confinement apparaît alors comme réussi. Nous sommes passées de quelques uns, à l’un, l’unité, le moi. Robinson sur son ile déserte et la contagion qu’il pourrait représenter s’efface. Pourtant ce confinement, cette nouvelle manière d’être, de vivre m’a bousculée, nous a bousculé tous les deux, dans notre bulle couple, celle qui dans ses attributs est systématiquement dans le sens non pas de l’ouïe, de la vue, mais de la sensation, du toucher.

La notion de  « Free Hug »  me traverse l’esprit. Il a traversé la société, fait le sensationnel, la démarche innovante, de celui qui annonce avec sa pancarte annonciatrice «Free hug ». L’accolade gratuite d’un inconnu qui nous entraine dans le domaine non codé ou très codé de notre sensation. Ce n’est pas la poignée de main, la main sur l’épaule, l’accolade codée d’une nomination, de bienvenue dans certaines circonstances. Ce n’est pas celle de la parentèle ou du cousinage utilisée pour un salut d’accueil pacifique au nom d’une généalogie qui se veut vivante. Ce n’est pas la bise de l’univers familial.

Le deuxième, c’est lors du hug familial, non pas la forme rapide, fonctionnelle mais le hug profond qui engage l’entièreté de la personne et qu’il faut ranger dans la catégorie intime, discrète et publique. Tous n’en sont pas capables, tous ne la pratiquent pas.

Qu’est ce qui fait sa spécificité, sa fragilité, son état. Mystère qui me traverse depuis le début du confinement et qui me renvoie à ma source lors du portage, du portement lorsque ma mobilité n’est obtenue que par la dyade dans l’espace nourricier. Comment en décrire la nature, dans ce no man’s land de la parole, des mots. Rien n’est culturel, c’est une zone approchée par l’haptonomie, plus que par le massage qui n’est qu’à sens unique par principe, qui n’engage que la mécanique, la pression, le frottement huilé. Couche profonde de l’intimité qui ne se risque qu’en surface pour, par symétrie, rencontrer une autre intimité qui se risque à tâtons pour la conjonction. Intention pure de part et d’autre pour oser le mouvement d’un toucher profond et réciproque, de nos bulles, dans l’instant, sans mémoire de ceux nombreux qui n’ont pas été bien vécus avant.

Sensations de part et d’autre qui s’avancent comme une onde, douce, tendre. Sensation d’existence, crée par cette opposition douce qui revient en reflux, sans vainqueur, ni vaincu, heureuse sans opposition, entièrement libre, primale. Légère et subtile, comme deux bulles de savon qui s’accolant doucement, légèrement, se donnent l’une à l’autre, existence et présence. Vibrations qui se doublent rendant l’un et l’autre témoin, d’une espace nouveau et fragile fondé sur la confiance. Touché subtil, profond, précieux qui ouvre un espace d’accord simple, tendre et profond.

Bulle rencontre qui ouvre la perspective d’une présence subtile apportant la paix et la joie, à la mesure de la délicatesse prise pour la manipuler, la porter un peu plus loin, un peu plus près, simplement, doucement, tendrement.

Saut quantique.

L’article était déjà passé sous mes yeux ce Mercredi et je l’avais mis dans la pile de ceux que je me proposais de lire. Mal m’en prit car ma mémoire n’a plus la rigueur d’antan.  C’est seulement en repassant les journaux à mettre aux vieux papiers qu’il retomba sous mes yeux et que finalement je le parcouru. L’interview me touchait profondément car il me renvoyait à une session faite plus tôt qui m’avait fait découvrir un poète breton Guillevic.

Le poème que le frère Bernard-Joseph, le moine d’Orval(*) rencontré il y a deux ans, rappelait, fut comme un coup au cœur.

C’est quand tu chantes pour toi

                              Que tu découvres pour les autres 

                               L’espace qu’ils désirent.   

Une porte se rouvrait, d’une profondeur que ce samedi, je n’aurais guère imaginée. Une vague d’émotion m’envahit, larmes de joie, en écho de ces quelques mots semés par le journaliste en conclusion de son interview. Il n’était pas question pour moi, du chant vocal, comme j’aime à le faire le plus souvent possible dans la petite chorale qu’avec bonne volonté, les derniers survivants, essayent de maintenir à la surface de l’eau. Non, c’était dans le registre des deux mots nouvellement découvert, qui m’avaient été proposés par un collègue lors d’une séance de travail à la photothèque :  l’oraison jugulatoire. 

Les chants de groupe participaient de cette classification. Une expression dont le mental a disparu pour être remplacée par l’harmonie du chœur, de la pulsion individuelle qui cherche à rejoindre le tout qui se crée. A l’image du pigeon qui entre dans le rythme du vol de ses congénères et qui abandonne son ego pour un ensemble plus grand, plus immatériel.  

A la manière dont la coque de la noisette est brisée par le casse-noisette, d’un état premier, l’on passe sur un autre état. Le geste devient ici nourriture terrestre, sans doute mais vision d’une nourriture essentielle. D’une orbite à une orbite différente, à autre chose. C’est quand je m’enthousiasme pour une découverte qui m’a pris par le cœur en me passant d’un état dans un autre qui lui est différent, que j’offre à celui qui m’entend, qui est en phase, la voie et le chemin, pour que lui aussi se positionne et tente l’expérience du passage d’état.                                        

Avec mes petits-enfants, j’essaye souvent de leur proposer ce chemin que j’appelle le saut quantique, le saut d’orbite pour les ouvrir sur un nouveau possible, sur une interprétation qu’ils pourraient envisager et qui les change de leur position antérieure.

Pour cela il faut que ma joie, ma découverte fasse un sens profond pour moi, qu’elle soit issue de mon tréfonds, pour par sa qualité et son énergie, passer au-delà de l’intellect qui souvent comme filtre construit des protections, des préjugés. Si mon message, mon expérience est passée de conscience à conscience, c’est dans leur visage que j’en percevrais l’écho.

Me voila ce matin, face à une proposition de relecture, des voies que ce poète, que les poètes proposent, questionné sur ce temps de confinement qui sera un poids à nouveau, une engeance, si je n’ai pas l’ouverture sur cette pulsion intérieur qui m’invite à autre chose.

Chasser l’être ancien, pour en faire apparaître l’être nouveau qui pourra par contagion apporter à son entourage la force d’aller sur d’autres chemins, qui nourrissent, qui ouvrent à d’infinis possibles.

                                    L’espace qu’ils désirent.               Une porte se rouvrait, d’une profondeur que ce samedi, je n’aurais guère imaginée. Une vague d’émotion m’envahit, larmes de joie, en écho de ces quelques mots semés par le journaliste en conclusion de son interview.Il m’était pas question pour moi, du chant vocal, comme j’aime à le faire le plus souvent possible dans la petite chorale qu’avec bonne volonté, les derniers survivants, essayent de maintenir à la surface de l’eau. Non , c’était dans le registre des deux mots nouvellement découverts , qui m’avaient été proposés par un collègue lors d’une séance de travail à la photothèque :  l’oraison jugulatoire.

(*) https://www.tvlux.be/video/autre/societe/-le-silence-est-d-aoor-orval_30996_328.html#