Est-ce mon rôle nouveau de grand-père qui a déclenché ces réflexions, ces images et ces sensations sur le lien entre les générations ? Une nouvelle génération, un nouveau chapitre de l’histoire familiale venait de s’ouvrir grâce à l’aînée. Son fils semblait accentuer l’histoire des liens tant son visage était la copie conforme de celui de son père. Au fil du temps, d’autres naissances ont remis en route ces étonnements, ces questions, les images et sensations se sont faites plus fortes, ont remués à nouveau mes perceptions.
Le nom de famille
La notion des ancêtres était entrée tactilement et visuellement dans mon expérience. D’abord par la consultation sous la férule du père des anciens livres de baptêmes, mariages et décès que nous avait prêté le curé du village ensuite par l’héritage écrit qu’il nous avait légué suite à ces consultations et ses recherches. La trace en est restée nette et forte et elle avait semé en moi l’idée, d’un jour, poursuivre ce travail, de l’étendre et de faire l’arbre pas seulement des ascendants mais de ceux qui portent le nom. Années après années, des prénoms, des dates, se sont ajoutés au travail de base pour comme dans un puzzle lentement progresser vers l’arbre global du patronyme. Quelle ne fut pas ma surprise après avoir baigné dans l’adoration du nom de tous ces hommes qui avaient élevé leur progéniture, de constater qu’il y avait dans cette recherche, une vision réductrice. Le dessin final de l’arbre constitué, n’avait qu’une seule racine, celle du nom. Ma mère n’avait pas sa place dans cet arbre sinon comme femme et compagne de mon père. Son arbre n’était pas exprimé, décrit avec les mêmes efforts, les mêmes moyens que celui-là. Alors que biologiquement, je portais la moitié de ses gènes, elle n’avait droit qu’à une petite place à côté du père. C’était surprenant de voir cette unilatéralité de ma vision, d’en constater le champ réduit. De mon arbre paternel, je passais à mon arbre maternel qui de fait n’était aussi qu’une même vision sous un autre nom, et ma mère représentait le dernier bourgeon. Le schéma de pensées restait le même. Puis à force d’interrogation sur la notion de l’arbre, mes yeux se sont ouverts sur les travaux des autres, sur la notion de quartiers pour enfin faire le compte en toute logique des apports des ascendants qui ont fait ce que je suis. Ce n’était plus la fuite éperdue dans l’arbre global du nom, ni vers une liste inépuisable de liens possibles existant par le nom des conjoints vers d’autres arbres.
L’arbre matriciel.
Comme un seuil franchi permet d’entrer dans un autre espace de vie, une autre dimension, une présentation graphique différente se proposa à la place de la pyramide; le dessin par anneau.Mon schéma dernier né, plus parlant que celui des quartiers, représente me semble-t-il, une image neutre de la réalité où mes lignées peuvent trouver leur place. Partant du centre et par anneau vers l’extérieur, par les différents mariages scellés entre mes ascendants les générations présentes sur le dessin m’entourent.Chacun y a sa place, en tant que géniteur ou fantôme dans le théâtre de ma vie. En voyant ce dessin de loin l’image de la roulette d’un jeu de hasard s’impose. C’est une matrice d’où, une à une les caractéristiques qui me constituent ont été jouées. Hérédité Cette métaphore me plait plus que l’histoire des haricots de Mendel qui faisait le délice de mon père au moment où il essayait de nous expliquer l’hérédité.Hérédité poids qui le travaillait quand il voyait apparaître sur le front de ma soeur une trace rougeâtre sous-jacente à certains moments et qu’il nous disait ; « Regardez, c’est une trace de la vieille, c’est la même marque qu’elle » . Ligne légère que porte ma fille discrètement à certain moment.
Avec étonnement en Avril dernier, un portrait de ma mère à 15 ans sorti d’un tiroir exprimait des moues et des traits de ma plus jeune fille.Comme un coup de pied dans ma conception patriarcale, cette vision, cette photo me confirmait simplement la justesse de cet arbre matriciel. Ma fille était reliée à ma mère alors que je la voyais faisant partie de la branche du nom. Son cheveu, qui tombe dru comme ses cousines, provient du coté des pères, sans doute et ne vient sûrement pas de ma mère car par là, le cheveu se met en ondulation en « crolles » . N’est-ce pas plutôt le fils qui participait de ce lien chevelu avec son côté grand mère paternelle quand il laissait aller en croissance folle sa coiffure. Ma calvitie marquée n’a-t-elle pas son origine chez mon grand père maternel.Et cette photo récente, noir et blanc, aperçue la semaine dernière qui me donne de profil la même tête que celle du dessin encadré sur le mur du salon. Dessin héritage du grand-père paternel de ma mère, excellent dessinateur qui nous a laissé en plus à tous, une main légère pour le dessin. Alors que je recherchais les faits de la lignée de mon père, j’appartenais pour moitié à celle de ma mère.
Psychogénéalogie.(1) (2)
Et puis tous ces éléments immatériels pesant sur nous: du coté des pères portant le nom, la disparition de ceux-ci successivement sur trois générations quand leurs fils étaient adolescents et sa conséquence : la place de la femme dans le fonctionnement familial. Cette tendance à ne pas exprimer ce qui doit être dit mais à le garder dans un lourd silence qui étouffe et limite. Où l’expression de rancoeur qui s’accroche comme une teigne face aux auteurs de mots ou d’actes perçus comme blessants. La difficulté d’établir ou de franchir les limites, déjà interrogées et approchées par le grand-père paternel, géomètre de son état. Que dire sur l’orthographe presque phonétique du fils qui reproduit à s’y méprendre les fautes de son Oncle et qui ainsi met le doigt sur la transmission d’un patrimoine culturel. Non seulement les gènes me suivent, mais combien de comportements copiés ou transmis font mon quotidien. La psychogénéalogie n’est pas seulement dans les livres à succès du moment mais aussi dans ma vie de tous les jours. Alors que me reste-t-il sinon de le constater et d’en prendre mon parti.
Symbolisme.
Vu de loin, ce cercle, ce dessin, ce kaléidoscope représente d’abord un tout exprimant l’unité de cette diversité. En l’organisant en deux axes, cet arbre matriciel prend un plus grand sens, En vertical, la lignée des mères. Comme une racine relais, de portée en portée, elle va se nourrir dans la terre mère pour assurer la continuité. Matrices dont la protection et le soutien ont été le fondement de la succession des êtres. Matrices abris ou espaces d’angoisses. En horizontal marquée dans la palette des jaunes, quelques lignées de pères. Bras tenus ouverts en signe d’accueil, portant la dimension de la convivialité vers les autres et vers le monde. L’axe du nom, élément le plus visible précédemment s’estompe dans ce contexte au point de disparaître. Sa place est ramenée à sa juste valeur, celle du titre d’un livre qui s’est inscrit dans ma chair et dans mon comportement. Est-ce limiter la dimension symbolique de l’arbre généalogique à la fois présent par l’ensemble de ses racines nourrissantes et de ses branches aériennes que de ramener ces ancêtres à ces cercles concentriques qui ne font que soutenir un individu situé au centre ? Un arbre matriciel n’est pas seulement un ensemble anonyme de noms sur une feuille de papier, c’est l’expression des champs de forces qui nous travaillent à notre insu. Comme une toile de fond devant laquelle, nous essayons d’écrire notre originalité à la mesure de notre ouverture et de nos possibilités. Des courants nous traversent, pour notre bien quand nous voulons continuer la lignée familiale et reprendre une profession qui a porté ceux qui nous ont précédés. Parfois aussi nous voulons sans trop le savoir introduire une rupture, une cassure et sommes conduits à des répétitions. Tout est possible et seule l’observation nous permet d’y mettre un sens, une direction si l’on prend le temps, si l’on décode l’agencement des dates, des évènements, des tendances ou des faits. Mais ce qui me semble extraordinaire, c’est qu’une nouvelle perspective se met en place. Ma position de doyen surmontant les générations qui me suivent me permet en les voyant s’épanouir de les confronter à mes souvenirs et d’attirer leur regard sur cette exploration concrète du passé avant que les témoins disparus et les anciens ne rompent la mémoire des clans dont ils sont issus.
Travailler ses souvenirs, c’est prendre distance, c’est dévoiler, c’est libérer.
(1) » Aie mes aïeux » – Anne Ancelin-Schützenberger.
(2) « Faut-il payer la faute de ses ancêtres » – Nina Canault