Le casse-noix.

A voir ces mères de la génération de mon aînée s’occuper de leurs enfants lors de la cérémonie, j’avais été touché au plus profond de mes sensations. Dans ces lieux qu’elle n’avait pas fréquentée, je ne l’aurais pas imaginé quelques jours plus tôt. Je ressentais pourtant dans ce lieu neutre, l’émotion sortir de sa tanière et monter lentement vers mes yeux qui s’embuaient de plus en plus. Ma sensibilité était à fleur de peau, semblait-il, ce jour-là. Ce n’était pas souvent le cas. L’émotion comme un nuage avait traversé ma conscience puis elle s’était dissipée dans le rythme des chants, dans cette atmosphère de quiétude, de recueillement qui m’entourait.

En rentrant à pied de cette parenthèse dans le temps, dans la turbulence des activités qui trop souvent m’envahissent, la douce chaleur de l’été indien, qui n’en fini pas, m’avait réconforté. L’envie de poursuivre ce bout de chemin par une grande balade, après-midi revenait en boucle dans ma tête. Deux mots s’associaient à présent, noisettes et noix. C’était la saison, elles devaient m’attendre quelque part. Ah retrouver le plaisir de mon enfance, simple, naturel me tentait. Après le diner, je partirai en quête de fruits d’automne que les propriétaires ne ramassent plus, au bord des chemins, trop agité dans leur quête de l’impossible. Oui, là au bord de ceux-ci, j’irais chercher des noix comme j’aimais le faire dans mon insouciance, dans la petite prairie de ma grand-mère au village, derrière la grande qui s’arrête au jardin de la maison familiale.

Plaisir que je me fais d’entendre à nouveau le bruit qu’elles font dans la poche de mon pantalon ou le bruit du craquement de la coque qui ne résiste pas au caillou qui la frappe. Saveur de ce fruit du terroir que j’aime craquer avec les dents, et dont la saveur traine dans ma bouche. Moment doux, joyeux qui donne un but, à une demi heure de distance, vers ce noyer isolé en bordure de ce chemin de campagne.

De retour à la maison alors que je m’organise pour le diner, le gsm de la salle sonne. Le temps de le trouver car je l’ai oublié à gauche ou à droite, la sonnerie s’arrête. Le voilà enfin ! Par conscience et pour le service que je veux le meilleur, je rappelle le correspondant pour l’informer des conditions de location de celle-ci.

La conversation n’est pas aisée, le fil différent de l’habitude. L’amateur projette son souhait d’obtenir la salle pour des broutilles. Il réfute mes arguments, les minimise, n’entend rien de mon prix de base. Manifestement, il n’a pas conscience des contraintes d’un tel service, du temps nécessaire à la bonne organisation d’une fête. Bref, je ressens une contrainte, une disqualification de mon argumentation, le souci de dominer le débat et d’obtenir raison. Face à ce type de négociation, je hausse la voix pour reprendre la négociation, et l’annonce de mes tarifs mais il n’entend rien. Sa démarche me pousse à reprendre mon argumentation avec une voix exaspérée. A ce moment, surprise, le gsm s’essouffle, «  Allo !, Allo !, » Ma voix vibre de plus en plus « Allo ! » Je n’ai plus de résistance ni de lien car le gsm se coupe et l’ écran devient noir. C’est la panne sèche, ce sauvage a épuisé la batterie avec toutes ses sonneries d’appel.

Une émotion de colère me submerge, qu’il aie au diable, je ne l’appellerais plus, je ne veux plus l’entendre, ni même le voir. Il est banni de mon esprit et je ne lèverai pas le petit doigt pour obtenir sa clientèle. Je serai hors service pour lui. J’essaye de mettre un nom sur ce personnage qui me trouble, à nommer les évènements. Voilà un indice, j’avais affaire à un manipulateur.

Au moment où je partage l’incident avec mon épouse. Un désarroi profond me traverse, je ne sais plus gérer mes émotions, une vibration m’envahi, mes bras sont remplis de picotement, qui descendent vers mes mains comme un soupe au lait qui déborde. Mes deux mains tremblent comme des feuilles. Un phénomène inattendu, physique m’a traversé. La vague est passée, le temps de comprendre, d’évaluer se manifeste. Cet inconnu m’a renvoyé par son attitude, dans ces circonstances, à une ancienne expérience traumatisante vécue dans mon passé et qui ressort comme au jour où elle a été enfouie.

Ma peur du téléphone, à mes 16 ans, me revient en mémoire  la peur indéfinissable d’un danger qui vient de loin, par le fil, émotion récurrente qui m’a empoisonnée pendant quelques années et qui faisat trembler la main gauche tenant le cornet et dont je ne sais plus rien, consciemment.

L’émotion a refait surface en ce bel après-midi. Le haut de mon corps est entré en transe, mémoire d’un moment sombre passé. Ce n’est plus l’engin qui me fait peur maintenant, c’est la voix inconnue qui le remplace, c’est la conversation qui par son approche pour nier ce que je défendais bec et ongle, sans beaucoup d’espoir qui a pris forme et vie.

Haut du corps dissocié pendant des décennies, que je porte comme une cuirasse. Protection nécessaire dans ce temps et qui bien longtemps après se fissure et éclate. Travail des articulations, des épaules, du thorax. Omoplates. Muscles que travaille la MLC, semaines après semaines et qui craquent, comme la noix sous le casse-noix.

Voix d’un inconnu dont le timbre, le rythme, l’argumentation me projette dans le passé et qui ouvre la camisole de force, endossé un jour.

Travail lent, très lent, trop lent pour retrouver la fluidité perdue et que la parole réanime, cuirasse qui vient de fondre en cette belle journée d’automne et qui me laisse tremblant. Énergie de confinement que je me réapproprie. A la séance MLC suivante, cet épisode, sur le dos, les bras levés, paume contre paume, ce n’est pas la mystérieuse boule d’énergie, souvent annoncée qui est là, c’est un tremblement qui anime mes bras, mes mains, quelques secondes. Vibration surprenante, soupape, énergie qui s’exprime.

Depuis ce jour, un autre tonus m’anime, une liberté différente m’habite, se manifeste dans des contacts divers, je me ressent plus fluide, plus en relation.