Ma plus jeune fille passe, en trombe pour nous saluer, c’est souvent comme cela. Elle se pose quelque temps, dans son voyage vers une activité, vers sa marraine, des amies.En m’embrassant chaleureusement, elle me dit « Tu sais, ce n’est pas avec toi qu’on a vécu et exprimé la joie ! » Elle vient de le découvrir dans un stage, un moment de développement personnel, avec une amie peut-être ?
Cela me touche profondément.
« Oui, cela je le sais, je l’ai perçu, découvert tardivement. » Trop tard sans doute pour redresser la barre, pour être plus expressif alors que mes enfants étaient encore à la maison.
Au fond, qu’elle le découvre à son âge, c’est bon, c’est bien, elle pourra agir plus tôt que j’aie pu le faire. Cette fulgurance me renvoie à ma ligne de vie, à la manière dont mes grands-parents, mes parents ont vécus leurs émotions.
C’est une partie de l’héritage sombre que je lui ai légué bien malgré moi. Elle est entrée dans la parole, a acquis la liberté de le voir, de le dire. Elle chemine, ne ferme pas les yeux, ne fuit pas. Elle s’interroge, elle a le cœur à l’ouvrage. Cela je lui ai légué, j’en suis sûr.
Que de fois n’ai-je pas, moi aussi interrogé mon comportement pour en découvrir les limites, et cela sans culpabilité. Au fond, plus tôt que de m’adresser à un spécialiste, au pharmacien pour un médicament, je balaie devant ma porte. Je laisse venir ces émotions cachées, je ressens l’héritage de mutisme qui prévalait dans mes lignées familiales.
Coté père surtout, avec ma grand-mère qui vit, deux maisons plus loin.
Dans son living à gauche de la fenêtre donnant sur la cour, le grand portrait photo de mon grand-père, décédé quand mon père avait dix-huit ans. En silence, il règne sur la maison, impose sa chape de plomb, de sérieux sur les manifestations extérieures, libératoires. Ne vient-il pas aussi la nuit prendre sa place dans l’appel régulier que lui lance, la grand-mère. Dans ses cauchemars sans doute, elle le nomme, cet être qui lui manque. C’est la seule manière dont elle s’est autorisée son deuil. Faut-il y voir la cause des angines de poitrine qui régulièrement l’accablaient ?
Par son autorité, elle influence mon père, limite toutes les manifestations qui pourraient extérioriser le moindre sentiment de joie, dangereux, non respectueux de sa tristesse. Elle n’a sans doute pas pu pleurer son deuil, pas plus qu’elle ne le fera pour celui de ses deux fils.
Pendant mes heures de lecture, sur le train, en me rendant au travail, un nouveau concept s’installe dans ma tête, venant si je me souviens bien d’un auteur canadien. Il est à présent mon leitmotiv.
« Je vis sur une scène de théâtre, en face de moi la vie, derrière moi un rideau qui cache les sentiments que je ne peux pas tolérer, ni voir. »
Je me lie principalement avec des personnes qui y placent le même non-dit, ce qui n’est pas autorisé dans la lignée, l’expression de la tristesse. Ne me suis-je pas marié pour entre autre, pour poursuivre cette attitude d’évitement, qui consiste en un accord caché de ne pas voir comme mon épouse, derrière le rideau, ce même sentiment.
Mon père et ma mère avaient fait la même chose.
Héritage en creux devançant toutes les autres raisons. Sentiment qui explosera trente ans plus tard, à la mort du roi, père de la nation, pour enfin vider l’abcès du flot de larmes qui s’était logé dans mon fortin intérieur, à la mort du père.
Attitude me venant de la lignée du paternelle selon ce que j’ai découvert.
Moment de surprise, suivit d’un long processus de soins, pour laisser ce type d’émotions venir en surface, simplement, tranquillement car il n’y a aucune honte à vivre celle-ci dans ces circonstances. Constatation aussi, à ce moment-là, ma mère nous avait quitté, je n’avais plus à la protéger, par fidélité, de ce qui ne pouvait être exprimé, revécu. Plus largement, si l’un dans la fratrie s’ouvre, rien ne dit que le reste de celle-ci suive, au contraire.
En début d’année, mon frère ainé, septuagénaire, éprouvé par le décès de son épouse, est dans l’émotion. Parfois des larmes l’envahissent. Il la pleure mais dans la foulée, pleure aussi sa détresse d’enfant, placé au pensionnat à 12 ans.
« Pourquoi, papa ne m’a-t-il pas retiré du pensionnat car je pleurais tous les dimanches soir, avant le retour en pension. Il aurait dû me garder à la maison. C’était trop dur pour moi ! » Tristesse qu’il a fuit, au-delà de l’océan de larmes qui l’habitait, quand il est parti au Canada, quelques mois après la mort du père. Ce souvenir d’enfance est le premier à sortir de son abcès de tristesse. Dépression, tristesse couverte par des médicaments, en attendant, j’espère pour lui, des temps de paroles avec un psychologue.
Ma plus jeune dans cette petite phrase glissée dans mon oreille, me dit, tu vois, je fais mon chemin, j’avance, je m’ouvre.
Elle ne sera pas dans la position inverse où ce même sentiment se fuit dans la fête, évitement permanent, dans l’affect superficiel qui semble dire que tout est rose, que la vie est belle.
Un proverbe dit « Ce sont les tonneaux vides qui font le plus de bruit. » Elle est en route, non pas sur cette voie. Elle veut être entière, vivre le moment présent. Ne pas s’attarder sur les choses anciennes. Elle est en bonne voie. Elle vient de s’éveiller et laisse tomber cette valise familiale que bon gré malgré je lui ai transmise.
Au fond, je me réjouis de mon travail personnel, j’ai plongé dans la piscine, après avoir trop longtemps essayé, en famille, de nager sur le bord.
Elle a saisit, elle est en route pour libérer, elle aussi, sa branche de cet ovni sentimental qu’elle a déniché derrière le rideau familial proche.