Moment de grâce.

D’un pas rapide, je descend la rue, en m‘appliquant à suivre la rangée centrale de pavés, non pas, par manie, mais par respect pour mes pieds. De nombreux cailloux encombrent cette voie étroite et pour éviter un élancement désagréable quand mon pied s’appuie sur un de ceux-ci, je veille. Comme la plupart des habitants de la rue ne connaissent plus la nature du pavement vu leur addiction à leurs fauteuils roulants, il n’y a guère de balayage civique. D’un balancement de pied, j’en élimine l’un ou l’autre pour assurer mon confort de marche.

Aujourd’hui, je ne flâne pas, mon appareil de photos en bandoulière, je me dépêche vers l’église. Petit moment de pose, de méditation aussi, mais aujourd’hui de curiosité. En principe, le moment opportun de 15h sera là. Le ciel est clair, encombré seulement par quelques petits nuages. Je ne rentrerai pas bredouille.

Hier, pour faire plaisir à mon épouse, j’y étais déjà et j’ai été émerveillé par la coïncidence qui s’affiche, dans le chœur, sur la statue du maître-autel.

En d’autres temps, on aurait parlé d’une apparition, d’un mystère, d’un miracle peut-être. J’ai classé l’événement dans les conjonctions inattendues, un peu comme sur certaines photos où des phénomènes se superposent donnant un saut quantique, une autre perception, au delà de la réalité.

Nous sommes à la mi-mars, le printemps s’annonce, les arbres sont nus, leurs feuilles ne déploient pas encore leur ombre sur le coté sud de l’église. Et c’est fondamental, de même que la hauteur du soleil, à ce moment. En y pensant, c’est sans doute fortuit, depuis 1744 quand la communauté de fidèles, à décidé d’agrandir les fenêtres du chœur, et quand la sacristie sud a été construite, que la hauteur de la poutre faitière a été fixée.

Hier, le phénomène a duré quelques minutes, aussi je me dépêche car une heure de marche pour manquer le moment, c’est beaucoup. Il faudra peut-être même attendre encore un an pour que cela se reproduise. C’est trop, beaucoup trop.

Sur la place de l’église, le volet de la boulangerie est baissé comme hier. 

« Est-elle malade, d’habitude, elle ouvre jusqu’à 18 h »

Au fond de l’impasse, un homme couvert d’un chapeau, s’avance. J’hésite, je ne le reconnais pas, je n’ai jamais vu ce chapeau.

Sous le porche, il m’appelle. « Désolé avec ton chapeau sur les oreilles, je ne t’ai pas reconnu. » Nous appartenons à la même chorale.

C’est le moment d ‘échanger un peu sur le confinement qui a débuté ce midi. Confinement de luxe, quand je le compare à celui qu’ont du subir les chinois dans leurs minuscules logements, surveillés par les caméras et les comités de quartier.

Oui, le virus devient de plus en plus présent, c’est l’objet de toutes les conversations et avec d’autres voisins, cela ne manque pas. Pourtant mon attention ne faiblit pas. La fenêtre de temps se rapproche dangereusement. J’écourte notre bavardage, mangeur de temps car je veux fixer, non sur la pellicule mais sur un fichier électronique, l’événement.

A cette heure, le soleil est suffisamment haut pour passer au-dessus de la sacristie, juste le temps qu’il faut pour entrer quelques minutes en contre-bas dans le chœur.

En cette période de carême, de marche vers Pâques alors que toutes les cérémonies sont annulées, je suis là dans l’église pour voir ce clin d’œil indicible.

Selon les canons symboliques, le cœur de la statue du Sacré-Cœur est comme un soleil et justement dans cette église millénaire à 3 heures de l’après-midi, il fait mémoire de sa présence, de sa crucifixion. Du livre à  la réalité, il n’y a plus de pas. Ce symbole me réjouis dans ce moment qui m’est offert hier et aujourd’hui. Invitation à le prier. Synchronicité qui m’est offerte quelques minutes pour ramener en moi, le sens de la prière, pour rouvrir la porte d’une piété tiédissante. Moment ineffable où je suis là le cœur ouvert, à cette fenêtre du temps, pendant ce confinement qui déboussole les gens, qui les descend sur terre, de leur agitation fébrile, sans sens. Est-ce vivre que de courir !

Ici dans la semi-obscurité, je suis dans le merveilleux et j’y suis bien. J’ai vu l’événement qui m’était offert et l’ai fixé en images.

En retraversant la place, la jeune boulangère nettoie l’entrée de sa boutique.

« Que se passe-t-il ? »

« Il n’y a plus de pain, tout est parti, y compris la pâtisserie, comme hier »

Le monde est fou. Chacun fait de stocks, surgèle, le pain va manquer.

Demain, je devrais peut-être jeuner car je ne suis pas dans le tourbillon. Mais peu importe, je penserai à cette conjonction, à ces hasards qui ont fait qu’hier, aujourd’hui, demain peut-être, le soleil éclaire le cœur du Sacré-cœur dans cette église depuis près de 200 ans, une fois l’an aux environs de Pâques. Nourriture d’une autre espèce que je souhaite à ceux lucides qui au cours de ces semaines vont revisiter leurs consommations, leurs exigences, ce qui est porteur, ce qui est essentiel.

Ne faudrait-il pas remettre la pendule à l’heure.

Voltorbe.

Les pensées se succèdent dans ma tête, alors que je devrais dormir, me reposer car je suis affaibli par une trachéite. Mais rien à faire, c’est la cavalcade. Je me laisse entrainer dans le récit qui se déroule car il y a comme un récit ou plus tôt un thème qui s’étale.

Les deux dernières semaines, j’ai été marqué par des événements le dernier, celui de Vendredi m’a saisi par sa force, sa détermination pour me faire voire ce qui était un temps de conscience nouveau. Le vicaire officiant avait perçu quelque chose de neuf. Ses élucubrations théoriques lors de l’homélie n’avaient convaincu personne. Après l’office, par ma réflexion en rapport à l’image de la croix suspendue au mur du chœur, je lui décortiquais, comme je les voyais les symboles sous-jacents mis en exergue par son éclairage indirect. Il avait fait un saut de perception. Sa théorie était là sous ses yeux dans une démonstration visuelle brillante, éclatante. Ce dont il essayait de parler, était là noir sur blanc sur le mur.

Il avait partagé sa découverte à quelques autres personnes présentes.

A son visage, à ses réactions, j’avais perçu qu’au fond physiquement et intellectuellement, il avait franchi un seuil, un échelon, un niveau d’énergie, d’un avant, il était passé à un après et cet après était plus élevé. Son attitude en était témoin.

Au fond, c’était comme en physique, avec les électrons qui tournent autour d’un noyau sur des orbites définies. Quand un électron change de couche, pour une raison ou une autre, il émet une lumière, il fait un saut quantique. Une tension mesurable sans doute en volt avait permis le passage sur une autre couche de celui-ci . Il y avait eu changement d’orbite.

L’image du Pokémon ayant cette propriété électrique s’était imposée, puis le nom de celui-ci Voltorbe s’était scindé en Volt et orbe.

J’avais un jour, à un endroit bien précis que j’ai toujours en mémoire capturé un tel objet, là sur la bande d’arrêt d’urgence. Pendant longtemps je ne l’avais plus repéré lors de mes marches. Il semblait avoir disparu. Puis curieusement ces jours-ci, il était réapparu: Voltorbe, mot imaginé, crée par le producteur du jeu, mot sans doute composé de « volt » et « orbite. » Dans mon imagination, c’était à présent l’unité de saut d’une perception à une autre niveau différent.

J’étais embarqué dans ces sauts de perception. Le déroulement de mes pensées passait ensuite à la balade que j’avais conduite pour la fête des voisins avec quelques-uns de ceux-ci.

J’avais essayé de leur faire percevoir la nature de notre environnement d’avant l’urbanisation quand les constructions d’habitation étaient moins nombreuses, quand l’aspect agricole du village ancien existait encore. Quand toute la végétation n’avait pas repris vigueur, quand les arbres et arbustes n’avaient pas encore poussés partout sur l’espace réservé et occupés anciennement par des prairies et des champs.

Dans notre environnement, c’était la campagne, les fermes, les animaux, les agriculteurs, les villageois. Leurs activités nombreuses rythmaient les saisons. Les foins, les moissons, les récoltes dont les pommes de terre. Les jardins occupaient l’arrière des maisons. Tout venait de la terre. Les habitants courbés sur le sol éliminant les mauvaises herbes, parfois les rejets d’arbres, autour des semis pour conduire ceux-ci à maturité et à la récolte pour la vie quotidienne et l’hivernage.

Un saut s’était produit aussi, vers un travail non agricole, plus administratif, plus en usine, en bureau. La terre n’était plus nourricière. Chez eux, autour d’eux, les cultures avaient par leur abandon de ces habitudes été transportées vers d’autres lieux, d’autres sources. Rien que dans les dix maisons en rangée du lotissement de la rue, il n’y a plus qu’un jardin potager, le reste est devenu pelouse, jardins d’agrément.

Au point que les enfants n’ont plus de lien à la production, ils ne connaissent plus les racines de leur nourriture de base, que les parents achètent sur les étals des marchés et des supermarchés. Même les pommes qui ne sont plus si nombreuses, ne sont plus cueillies, elles tombaient de tristesse pour moisir sur le terrain.

L’univers champêtre que je cherche dans mon environnement a disparu lentement. La  ferme en carré là, plus loin, est devenue une bibliothèque. L’autre au bas de la rue, un habitat groupé. Dans sa grange, il n’y a plus que des voitures et deux caravanes. L’odeur du foin, de la paille a disparu et a fait place à l’odeur de l’huile.

L’attention des voisins n’est plus dans le maintien propre et vivant, régulier des lignes de semis de légumes. Plus de lignes de pois, de carottes, d’alignement de poireaux, maintenu par le binage régulier des mauvaises herbes.

Faut-il alors s’étonner que beaucoup ne taillent plus leurs haies que maladroitement en les laissant gonfler sur les espaces publics des trottoirs. Faut-il s’étonner que l’on jette canettes et papiers dans les rues qui deviennent sales. Le reflexe du nettoyage imposé à chacun par la nature des plantations au potager ne fait plus sens. Cette racine aussi est perdue.

Dans le paysage, il reste encore des escavées, chemins creux profonds que les passages des chariots, au cours de nombreuses décennies ont façonnés.

N’est-ce pas le moment pour cette fête de la rue, de faire le détour, à pied par ces chemins ancestraux, qui sont tombés à l’abandon. De refaire à pied, quelques pas, au lieu de courir en voiture vers les tâches multiples de l’activité moderne.

Les artisans, les commerçants ont mis la clé sous le paillasson les uns après les autres, il n’y a plus que des supermarchés où l’on passe sans échanger à la caisse. On ne connait plus ses voisins, on ne parle plus à ses voisins car seuls des habitacles se déplacent dans des rues encombrées. On ne connait plus la vie du village, tout s’est dissous dans l’anonymat, dans un désert relationnel froid et muet.

Cette fête des voisins est une tentative de retour aux sources de la convivialité, de l’échange, de l’entre-aide peut-être. Une tentative de repartir sur un autre niveau d’humanité mais seuls quelques-uns y participent, les autres sont scotchés à leur écran-nourrice frileusement, en train de s’isoler de plus en plus.

Voltorbe. Devrait leur servir d’exemple, leur redonner un dynamisme dans le contact, dans la convivialité. Refaire des sauts d’échange, à l’image des brocantes qui se multiplient dans les quartiers. Retrouver le plaisir de la découverte et de l’échange convivial d’humains en train de vivre le quotidien.