L’atelier de dessin venait de débuter pour surtout soutenir l’une des résidentes qui était douée dans cette technique et qui se voyait dans le home coupée de toute cette activité. Un ami puis une amie avaient acceptés d’apporter leurs connaissances et leur soutien pour que plusieurs résidentes bénéficient d’un temps créatif, dans la morosité des jours qui s’écoulent identiques à eux mêmes et dont elles sortent étouffées et apathiques.
La première séance m’avait surprise notamment l’impossibilité pour une participante à entrer dans le sujet, on ne peut plus simple, d’un vase avec un bouquet de fleurs. Sa feuille restait blanche, elle ne savait pas entamer l’aventure, d’un exercice fait simplement pour trouver le plaisir de créer, de construire. Sa mémoire la renvoyait aux critiques acerbes, qui étaient revenues en flots ; critiques d’une institutrice qui quelques décennies plus tôt, l’avait coupée de toute spontanéité, de tout élan dans cet exercice. Par petits pas, mon ami l’avait conduite à dépasser ses peurs, à entrer dans l’exercice proposé, à laisser courir le crayon sans jugement sur le résultat, simplement dans le laisser faire. Mon voisin lui, n’avait pas la même spontanéité, victime d’un AVC sans doute, ou d’un blessure neuronale, il avait tenté par petites touches de progresser dans un nuage de point qui disaient son désarroi mental, sa blessure neuronale qui l’avait fait conduit ici.
C’est par fidélité à une parole donnée quelques semaines plus tôt, à son épouse que j’avais été le chercher. Pour le distraire, le sortir non seulement de son enfermement mental mais de l’enfermement humain qui le reléguait dans sa chambre face au rideau de la fenêtre tous les après-midi, sans doute après les 20 minutes de soins que lui apportait le kiné. Ce n’était pas la porte ouverte de la chambre qui le sortirait de son brouillard mental, ni son indolence. Mais qui passe le visiter pendant la journée où son épouse travaille ?
Sa chambre était décorée simplement, avec plusieurs bibliothèques murales pour lui servir de décor, pour lui rappeler sans doute l’intellectuel qu’il avait été avant son incident de santé. Pour soutenir son moral sans doute, pendant les longues heures de solitude dans lesquelles il allait baigner. Sa réactivité est bonne, il s’exprime clairement mais d’une manière lente, ou d’une manière en relation avec ses intérêts que je ne connais guère.
Mon outil, c’est le dessin, pour deux après-midi par mois. Cela n’est pas sans doute le meilleur moyen pour accroître son état mais qui sait ce qui lui convient, qui entre dans cette sphère qui dépasse les besoins quotidiens de base que lui apporte la résidence.
La dernière fois que j’avais été le chercher, il n’avait rangé que les marqueurs dans une boite, comme une obsession qui le poussait j’imagine à écrire, sans trop savoir ce qui devait l’être, mystère de son cerveau en compote.
Puis la fois suivante, il avait refusé carrément de se laisser pousser dans la salle d’ergothérapie qui servait de salle de dessin. J’étais revenu après avoir rassemblé les participants, pour lui parler, pour essayer de baliser la relation et la rendre plus efficace plus utile. Par quelques questions, j’avais essayé d’attirer son intérêt sur un sujet ou l’autre. Sa compréhension était entière, ses réponses claires données à un rythme lent laissant supposer des champs de possible, encore fallait-il lui laisser le temps de s’exprimer.
Sans être trop intrusif, j’avais en réflexe à son étalage de livres évoqué la philosophie. Il m’avait cité rapidement un de ses auteurs favoris, que j’imaginais portugais puisque il semblait que c’était sa nationalité. Seul le prénom Luis avait rencontré mon entendement. Le nom m’avait échappé totalement. Je lui avais fait répéter pour saisir ce nom totalement étranger à mon registre, qui ne perçait guère mon oreille. Je n’en avais gardé que la première syllabe, me promettant d’y revenir lors de ma prochaine tournée pour rassembler les élèves. Il citait sans doute une personnalité importante mais comme j’ignorais complètement la littérature portugaise, je ne pouvait progresser au delà de « Luis de Cam », la syllabe suivante s’était perdue dans l’échange, défaut d’ouïe ou son inconnu, non représentable.
Heureusement le prénom et le bout de nom, encodé dans la barre de recherche de Google m’avait présenté l’intellectuel portugais le plus célèbre dans il évoquait le nom. « Louis de Camoes », premier lien pour entrer dans son univers. Sur Wikipédia, j’avais trouvé le personnage et appris à connaître le grand poète qu’il était, une figure marquante de la littérature de ce pays, de son pays. Petit voyage dans un univers inconnu dont je retirais, par la lecture de son cv, quelques éléments pour baliser la prochaine rencontre et je l’espérais la conversation.
Comme son épouse l’avait demandé lors de la réunion quelque temps plus tôt, je me devais d’être présent, non par le dessin animé par mon ami et mon amie mais par la visite, que j’allais lui apporter lors de ma prochaine présence pour réunir les amateurs de dessin.
Du Portugal, je ne connaissais qu’un chose, le Fado, musique particulière que j’aimais entendre via une de ses grandes interprètes, « Amalia Rodrigues, » voix provenant du cœur, des tripes, qui chante la nostalgie d’un pays sans doute, d’un manque surtout. La lecture de l’article trouvé me parlait de « Sadade » et j’en avais retenu, le sens, l’approfondissement d’un sentiment de manque, d’une tristesse qui tourne sur elle même, sans fin, pour décrire tout le manque causé par l’absence, la saveur du pays, le souvenir de l’être aimé.
Fier de mon acquisition sur ce territoire qui m’était inconnu, je lui avais suggéré à ma visite suivante le « Sadade », la mise en scène, d’un manque que l’on approfondit sous tous ses aspects. Surprise, il s’était mis alors à fredonner un air de son pays sans doute, un air de son enfance ou sa chanson préférée. C‘était sans doute un air de Fado qui lui traversait la mémoire, qui ravivait un peu le morne après-midi qu’il allait passer, à sa table, en regardant la fenêtre extérieure, comme emmuré. Avec cet air, l’après midi lui semblerait, je l’espérais plus courte, plus vivante. Il avait reconnecté une source de vie en lui.
Juste avant de mettre fin à cette partie musicale, mon regard tomba sur un tableau peint suspendu, au mur, en face de moi. Qu’est-ce que pouvait faire cette rose défraichie, sur son mur, rose qui penchait lamentablement, la tige prête à s’effondrer, rose sur le déclin, peu de temps avant de tomber définitivement, et mourir exsangue.
Un flash me traversa, c’était une œuvre de « Sadade ».
Par la situation de son déclin, le peintre pleurait sur la beauté de la rose à son midi. Il se remémorait ainsi sa beauté par son opposé. C’était cela l’âme du « Sadate ». Nostalgie de l’éclat qu’elle avait eu le matin.
« Et rose, elle a vécu ce que vive les roses, l’espace d’un matin. »
A la portugaise, le Fado et le « Sadade » étaient là en peinture, en écho, remplaçant quelques moments, la conversation , l’air qu’il fredonnait, la vision qu’il m’offrait
Il m’avait ouvert son âme, bien vivante, par la vue, l’ouïe simplement. Moment de grâce qui me portait par sa profondeur, sa finesse, par de-là son handicap. Moment d’humanité précieuse, île hors du temps, des limites physiques. Cadeau inattendu marquant cette après-midi de compassion, de joie pure.