Le balayage des différentes fréquences radio n’apportait sur les chaînes accessibles par le tuner que la même conversation dont les bribes çà et là n’éclairaient pas l’ambiance insolite crée par ces étranges similitudes, une atmosphère d’événement ressortait singulièrement. Quelque chose de majeur, d’important se passait et aucun repère n’apparaissait même après avoir changé plusieurs fois de canal. L’évidence perça enfin mes oreilles.
Le Roi était mort ! Notre Roi Baudouin venait de quitter la vie suite à un incident cardiaque. La mort frappait, une fois de plus, non pas un parent, un ami ou une connaissance mais le Roi.
Personnage de la nation, sa présence à toutes les occasions officielles du pays, ses voeux régulièrement à la nation, à ses chers compatriotes, ses nombreuses visites à l’étranger avaient construit depuis plus de quarante ans, une image inconsciente de proximité, d’appartenance dont la mort venait révéler la nature, la présence, la puissance.
Mon Roi, mon image du Roi existait dans une mesure qui dépassait mes repères, me surprenant par sa force, par l’émotion de tristesse qui m’envahissait.Tous les médias francophones parlaient de son règne, de son action, de ses communications, de sa vie publique et personnelle. Déjà d’anciens films, d’anciennes vidéos, d’anciennes images meublaient les chaînes de télévision belge. Notre roi s’était éteint, terrassé par le coeur. Toutes ses images s’effondraient et me laissaient une vide profond dans les tripes et le coeur. Mon roi n’était plus. Et moi, à la veille de mon demi-siècle, je mouillais mes yeux d’enfants, d’orphelins. Du ventre, à travers la poitrine, le cou, le visage, je percevais une montée lente de larmes et leurs traces mouillaient par un léger ru, le long de mon nez, ma figure défaite.
L’émotion était là. Sans pudeur aucune, simplement comme un enfant, j’alimentais deux traînées de larmes.
Cet inconnu, jamais rencontré sinon par médias interposé, ignoré de ma conscience, éliminé parfois quand son discours s’allongeait trop à mon goût, cet étranger occupait un espace que je n’imaginais pas. Mes perceptions étaient sens dessus dessous. Cet inconnu m’avait relié à lui, mystérieusement. Sa vie repassait sur l’écran, ravivait d’ancienne images entrevues dans les journaux ou les actualités sans que je puisse y apporté quoi que se soit de concret.
Les témoignages pris sur le vif, les premières fleurs déposées dérisoirement aux grilles du palais dans le recueillement et la discrétion, apportaient leurs émotions d’enfants, d’adultes et redoublaient les miennes. Le père de la nation est mort, la nation est orpheline. Je suis en manque, je suis orphelin au premier degré, au second degré.
Voila, ces circonstances me ramenaient à Juin 64, quelques trente ans plus tôt vers la même période, vers les vacances qui me faisaient en ce temps là, orphelin de père. Toutes les larmes, contenues depuis ce jour là au moins, semblaient en une fois avoir submergé le barrage inconscient dressé pour retenir mes sentiments d’adolescent, mes sentiments enfouis sous une carapace, quelque part là, en dessous, depuis la mort de papa. Etait-ce cette perte profonde et déroutante qui enfin cheminait vers l’acceptation et le deuil. Etait-ce ce père qui m’avait façonné, et influencé, que j’avais copié pendant des années qui réclamait son lot de larmes ? Ma raison chancelait sous l’émotion, mais percevait néanmoins clairement ce double niveau de la fonction du père.
Par le deuil de la nation, par la mort du roi, j’entrais dans le deuil de ma famille, dans mon deuil pour Papa.
Cet abcès jamais vidé de sa substance douloureuse pouvait enfin par ce recours au stade collectif, et cette mort du roi, entrer dans sa maturation et se vider du trop plein de souffrance et d’un deuil renfermé et refoulé.
Les larmes coulaient de mes yeux, des yeux de l’enfant qui n’avait jamais pleuré, tout en apaisant les tensions nombreuses, édifiées au cours du temps, pour étouffer un chagrin trop réel, trop dangereux pour l’équilibre de cette cellule familiale constituée autour de lui.
A qui appartenait ce torrent de larmes, à la mort de tous ceux rencontrés au cours de ma vie, à la mort de tous ceux qui n’avaient pas été pleurés et que de parents en parents, les générations transmettaient. Car si je pleurais le roi, par cette liberté, par association mon père, j’avais aussi l’impression de pleurer d’autres larmes, du passé, d’autres morts. Alchimie mystérieuse de l’inconscient collectif familial qui voit se guérir l’être bloqué à un stade de son évolution. Contes de fées, conte du roi mort qui soulage tous les êtres des deuils non vécus de leur père et qui révèle tous les êtres bloqués dans leur relation au père?
Juillet 93-G2