La salle d’ergothérapie avait été préparée par le petit groupe d’animateur pour recevoir celles et ceux qui souhaitaient passer un moment particulier ensemble. Elles étaient arrivée les unes après les autres, vaillantes ou poussant leur tribune, poussées par un bénévole pour s’installer en attendant que la forme se complète, heureuses de passer ce moment de rencontre, de convivialité, de prière.
La disposition des personnes prenait la forme d’une mandorle ce qui n’était pas indifférent, même peut-être la base sur laquelle allait se construire ce moment particulier, proche de la méditation. Petit voyage dans le temps, loin de leur quotidien, de leur solitude, de leur morosité.
En tant que régulateur, j’occupai une place centrale car l’exercice ne pouvait se vivre, qu’à partir d’un point de repère, organisant les moments successifs. C’était le noyau de la roue qui permet à celle-ci de faire son travail, de trouver son utilité, de faire son parcours.
Mon rôle était bien différent du régulateur de ma grand-mère qui, sur le mur du salon hachait le temps, en parties égales, précises, appelée secondes. Je n’étais ni métronome, ni producteur de mêmes, j’étais simplement celui qui permettait à la vibration d’exister, à la résonnance des voix, dans l’espace crée par les chaises et fauteuils, rangés en forme d’amande, de se vivre. J’étais le maître de la pulsation, quelle que soit sa forme et sa hauteur, loin de la notion d’échappement du monde horlogique, qui coupe en espace égaux, le temps.
Nous étions en réunion, bien sûr, dans cette période de la journée, mais dans un temps aléatoire qui s’ouvre et se ferme par la présence et la différence de chacun des participants. Le tour de parole existait, bien sûr, non dans sa durée mais surtout dans la variété de l’état d’âme, de vaillance de celle ou celui qui recevait son tour d’expression, soutenu par un carton qui en circulant, accompagnait l’intervention de chacun.
Sans doute, la plupart pouvaient apporter et accorder leur temps de solo selon le rituel mais, comme le groupe n’était pas homogène, sinon dans la présence, dans le temps de répond des variations s’introduisaient. Un membre du groupe de soutien intervenait alors pour respecter l’apport de chaque voix, par une tentative de soutien visuel ou vocal pour, par solidarité au groupe, l’aider à prendre sa place.
Le groupe avait atteint sa vitesse de croisière, les solos, les réponds se suivaient simplement, normalement, endormant parfois les moins vigilantes ou les plus affaiblies. Le groupe vivait, respirait selon le rythme, dans un apaisement généralisé et serein.
Après trop souvent de longs moments de solitude, elles retrouvaient le support du groupe, la convivialité, la sécurité d’un espace en dehors du temps. Espace et sons sécurisants qui me laissait aussi souvent apaisé et satisfait, de ce moment unique, en dehors des tracas et des ennuis du quotidien.
Nous en étions cette fois au deuxième ou troisième tour quand un grain de sable s’immisça dans la séquence globale. La quarte était atteinte selon la liste sous mes yeux et je me trouvais à court de grains, dans la main. Quelque chose d’incongru s’était imposé et je n’en maitrisais pas le sens. Dix grains manquaient, si j’en croyais la sensation dans ma main. La quinte semblait manquée car elle n’avait pas été annoncée, après la quarte, dans la bonne succession du rituel. La forme était manquée, troublée. J’ignorais l’erreur et pris le parti de l’annonce et non des grains. Pourquoi alors que la logique aurait voulu que je me base sur les grains mais il me semblait que la quinte, devait être lue.
Ma voisine qui semblait troublée, elle aussi, avait étalé sur la table deux supports et elle cherchait la cohérence des dizaines pour constater que certaines n’avaient pas la quantité nécessaire au rythme. Un segment de notre activité, selon sa mémoire auditive était manquant mais son analyse visuelle ne trouvait que l’absence d’un grain sur deux sections.
Pendant ce temps, le groupe continuait sur sa lancée comme un moteur diesel de bateau, ronronnant, qui fait vibrer la coque.
Pour récupérer le contrôle de l’ensemble, j’énonçais la quinte et repartais en veillant à ce que chacun suive, pour conduire le rituel à la fin qui arriva sans encombre.
Après la distribution du texte du chant, et l’accompagnement de toutes, au chœur musical de soutien, chacun(e) pris le chemin du retour, poussée, soutenue par le bras ou cahin-caha derrière sa tribune, sans commentaires, aussi tranquillement que les autres fois.
La structure du temps passé ensemble, le rythme lent de l’action, la place prise par chacun(e), sans esprit de compétition, la convivialité qui présidait à la séance avait plus d’importance que l’imperfection qui s’était immiscée dans les habitudes.
Pourtant ma pensée restait accrochée à cette différence invisible qui avait perturbé la session de l’après-midi. Mais comme après un nuage qui venait de traverser le ciel, la clarté du jour, repris le contrôle et ce temps, hors du temps, se perdit dans la fin de l’après-midi.