
Comme j’abandonne de plus en plus mon fauteuil roulant, que je récupère ma perception des aspérités du trottoir, en lieu et place de mon attention au slalom quotidien sur les routes encombrées d’arbres bollards, mon univers change. Le monde qui m’entoure n’est plus le même, je ne suis plus dans cette vigilance qui me focalise dans l’évitement sûr des mille obstacles qui s’annoncent puis disparaissent. J’ai changé. Je ne suis plus lièvre mais tortue, un nouveau ressenti m’habite, le train de sénateur. Sur mon visage, le vent glisse et me rafraichit, me refroidit l’œil quelques fois quand la température est trop basse. Parfois la larme à l’œil, déborde, me presse à rentrer au chaud.
Mon œil apaisé par cette allure devient plus vif, plus serein, me rapproche des mille et un détails qui font le paysage. Avec le jeu d’ombres, la profondeur de l’espace s’affirme. Ce n’est plus la tapisserie mouvante où je n’ai qu’un point de mire, droit, devant. Je connais à présent la profondeur de champ, les plans qui s’alignent les uns derrière les autres jusqu’à un horizon que je découvre nouveau alors que depuis des années dans le va et vient rapide, futile, je n’ai rien vu.
De mon pas, je ressens le sol quand il monte, qu’il descend, qu’il penche. Parfois un caillou perdu sur le trottoir, rappelle à mon pied sa fragilité, à mon oeil, l’importance de veiller à la sécurité, à l’intrus qui sort du bon ordonnancement des pavés du trottoir, aux différences de niveaux, aux nombreux objets abandonnés sur une voie délaissée et négligée. Petits obstacles irrespectueux d’une propreté de bons alois, remplie de respect, pour ceux qui défilent. Cote négative de citoyenneté pour ces riverains oublieux de leurs congénères.
A de rares homonymes, marcheurs, un petit bonjour de courtoisie pour témoigner de notre lot commun de passants tranquilles qui vont et qui viennent plus par devoir que par plaisir. Satisfaction d’arpenter le quartier, d’aller par monts et par vaux, de s‘élever, de descendre tranquillement sans urgence sinon celle de ne rien perdre du paysage. Passant du plateau à la vallée, aux vallons qui se succèdent dans les chemins de traverse faisant apparaître de plus en plus, l’aspect original des terres du passé, abandonnées avec profits, par les anciens propriétaires, pour les nouveaux qui établissent leurs pénates. Combien de petits havres d’isolement, bordés de haies, de clôtures, de plantations exotiques, loin des essences anciennes adaptées au climat et aux insectes locaux.
C’est l’hiver, la végétation ne cache plus tous ces lots construits sur différents niveaux, du fond des vallons, montant le coteau vers l’horizon. Villas, maisons qui parsèment ces pentes, leur donnant du relief, les faisant apparaître alors que jusqu’à présent, de mon fauteuil roulant, je n’en connaissais que les façades et les obstacles à éviter sur le chemin, droit devant. De biais, en me retournant pour admirer un détail, une ombre, une teinte particulière, je découvre un nouvel univers offrant sa variété à mon œil qui admire et perçoit, à mon pied qui s’élève lentement comme le chemin qu’il suit et que seul avant la force du moteur affrontait, dépassait. Vie autre que celle du piéton qui d’un bon pas s’avance pour son plaisir, droit devant.
Rencontre d’un habitué de la marche nordique qui ce jour se promène sans ses bâtons et que j’interpelle, moment de convivialité, rencontre, échange de liens. C’est un voisin amateur pédestre qui me relie au passé. C’est un ancien habitant du quartier, plus ancien que moi, déjà depuis des décennies.
D’un pas rapide, sous ma casquette, vu la fraicheur de l’air, je salue venant en sens inverse, une inconnue et la dépasse. Soudain son image s’affiche dans ma mémoire. Elle fait partie de mes connaissances, du temps de mes enfants, mais la voir dans ces circonstances, dans cet autre monde où tout l’environnement est a reconstruire m’a perturbé. L’ancien lien s’est distendu, s’est perdu. Etonnement, au fond, je ne l’associais pas à ce nouveau monde pédestre.
Hier, j’ai repris la route, le soleil qui se couche, est rasant, et donne bien des ombres, une profondeur inusitée se construit à mon nouveau regard. Je suis là avec le seul but de voir. Dans le clos un peu plus haut, le chemin s’élève, la petite place qui permet aux voitures le demi-tour est vide, j’escalade le petit talus vers le champ derrière quelques arbrisseaux et surprise découvre une prairie. La culture ancienne de céréales semble abandonnée. Jachère ? Est-ce la préparation pour un nouveau lotissement. Mystère ? La prairie n’est pas de cette saison, je la découvre en m’élevant avec les courbes de niveau jusqu’au sommet près d’un bel arbre, oublié et majestueux. Je me retourne, le vallon où je vis depuis longtemps m’apparaît, vu l’hiver sous un jour nouveau. Le toit des maisons ne dépasse pas à présent les bords du talus, là en bas.
Curieux, je ne connaissais dans mes sensations que la ligne droite que je parcoure avec la voiture deux fois par jour, cent fois au fil des semaines. Un relief agréable s’étend devant mes yeux. Il y a partout, ici, de la poésie, de la beauté, les maisons se lovent dans le val qui descend vers la vallée, comme un doigt vers une main. Admiration de la profondeur, la paume de la ville s’estompe dans la vallée. J’aperçois le coteau de l’autre coté de celle-ci, abrupt couvert d’arbres effeuillés qui constitue le parc du bois des rêves que je fréquente quelques fois.
Moments de profondeurs, mon souffle s’apaise devant cette réalité nouvelle qui me porte et me réjouis. J’habite plus l’endroit où sont mes racines depuis bientôt quarante ans. Période d’ignorance qui devient moment de charme, de grâce d’une nature dont je suis depuis si longtemps coupé.